Franz Schubert compose Winterreise en 1828, soit quelques mois après la mort de Beethoven et quelques mois avant de mourir de la syphilis. A l’âge de 30 ans, son œuvre est considérable, mais il sera toujours resté dans l’ombre du grand maître autrichien. Sa disparition semble avoir sur lui un pouvoir émancipateur puisque c’est à ce moment-là qu’il composera ses plus grands chefs d’œuvres, à commencer par le Winterreise. Basé sur les poèmes de Wilhelm Müller, cette suite de 24 lieder raconte la fuite d’un jeune homme trahi par sa fiancée, qui se marie avec un homme plus riche. Son errance le transforme en figure vagabonde qui cherche à s’éloigner du monde et se rapproche, pas à pas, de la mort.
Elfriede Jelinek possède une connaissance intime et profonde de ce chef d’œuvre de la musique autrichienne. Très jeune elle est poussée par sa mère à faire de la musique. Elle s’inspirera de cette relation d’amour-haine dominateur dans son célèbre roman La Pianiste, adapté au cinéma par Michael Haneke, que la musique de Schubert accompagne constamment. Mais si l’auteure reprend la structure de la composition, consacrant à chaque lieder une partie, si elle s’amuse indéniablement de la musicalité de la langue, proposant variations, jeux de mots, allitérations, c’est d’une manière plus radicale qu’elle s’approprie la structure même de l’œuvre musicale, et retourne le romantisme affiché en un pamphlet démembrant le fascisme ordinaire.
Le sous-titre de la pièce Ein Theaterstück (une pièce de théâtre) annonce immédiatement le jeu que propose l’auteur. Car nous n’avons en aucun cas sous les yeux une pièce de théâtre classique, une fiction portée par le dialogue entre plusieurs personnages qui vont s’affronter sous le regard du spectateur. La parole n’est pas distribuée, aucune didascalie ne vient déterminer un cadre, une action, une situation – fut elle ironique comme elle se l’autorise souvent (la didascalie qui ouvre sa Pièce de sport commence ainsi : « l’auteur ne donne pas beaucoup d’indications scéniques, elle a appris sa leçon depuis le temps. Faites ce que vous voulez »). Ce sous-titre est même le seul indice qui permet de considérer que nous n’avons pas sous les yeux une œuvre romanesque. Quelle est donc la matière qui initie le mouvement théâtral ? Qu’est-ce qui, dans ce texte obscur et lancinant, crée la nécessité de la parole orale et publique ?
Jelinek place le conflit non au niveau d’une histoire ou d’une fiction, mais du langage et de sa représentation. Ses références vont de la langue vernaculaire et stéréotypée de la télévision, par exemple lorsqu’elle cite explicitement le témoignage de Natascha Kampusch, jeune autrichienne séquestrée pendant 8 ans, ou celui d’une bad bank dans laquelle le gouvernement autrichien se trouve obliger d’injecter de l’argent pour éviter la faillite, à celles d’une pléthore d’auteurs : Wilhelm Müller bien sûr, mais aussi Heidegger, dont l’influence éminente sur la philosophie et la littérature contemporaine est mise en question par sa collaboration avec le régime nazi dans l’Allemagne des années 30. Jelinek, avec une étonnante maestria, se réapproprie ces motifs qui appartiennent à un inconscient collectif, les travaille, les tord, les déforme, jusqu’à en faire apparaître la monstruosité.
Ce travail exigeant, difficile, impitoyable, traduit avec ironie et rage la quête éperdue d’une liberté et d’une humanité face à la mort, et questionne dangereusement l’abandon du langage à l’économie de masse. A l’image de son père, d’origine juive, devenu fou car il ne pouvait accepter d’avoir dû travailler au service des nazis pendant la deuxième guerre mondiale pour sauver sa peau, Jelinek associe l’aphasie du monde contemporain à son absence de remise en cause dans les événements passé. La figuration romantique de la nature, accueillant avec bienveillance le vagabond dans son errance, devient celui d’une station de ski où le commentaire, le fait divers, l’actualité sont les vecteurs d’une pensée unique et fascisante.
Dans le cadre d’une création avec de jeunes acteurs, ce travail sur le langage me paraît être un formidable terrain de jeu. Comment définir l’acte théâtral, non pas à partir de ce que l’on croit savoir ou de l’idée qu’on s’en fait, mais à partir d’une expérimentation concrète de la parole ? Que reste-t-il une fois que l’on a tout enlevé ? Et comment s’approprier l’espace infini de liberté que propose l’auteur, en détournant et en reformulant les codes esthétiques qui nous entourent ? Comment aujourd’hui reprendre à son compte l’invective de Pier Paolo Pasolini « Seul le théâtre très difficile est démocratique » en évitant l’écueil de l’hermétisme ou, pire, de la démagogie ? Comment se positionner et créer un langage propre au théâtre, en reprenant à son compte les motifs du monde qui nous entoure et qu’il faut tacher d’observer, ici, du point de vue de celui qui cherche à se détacher du monde mais ne peut tout à fait s’en exclure ?
En réfléchissant à un projet pour ces jeunes acteurs, j’avais envie de travailler sur un mythe, une sorte de tube qui pourrait être remanié et réapproprié par un auteur contemporain. Si Winterreise est plus commun dans l’espace germanophone qu’en France, sa réadaptation par Jelinek ouvre la porte d’une découverte de la dramaturgie allemande du 20e siècle, de Brecht à Heiner Müller en passant par Frank Castorf, Einar Schleef, Nicolas Stemann, Christoph Schlingensief… L’héritage du théâtre post-dramatique, c’est-à-dire le texte pris comme matériau, le corps de l’acteur pris comme un élément de la représentation, au même titre que le son, les lumières, dégage une série de problématiques dont la jeune génération du théâtre, que représente ces jeunes acteurs, doit s’emparer.
Winterreise est également le chant d’une solitude : cet homme au cœur brisé qui prend congé du monde, remplacé ici le plus souvent par une jeune femme qui cherche à nommer le temps présent, parle du plus profond de sa faiblesse. L’école est l’endroit privilégié où faire éclore une voix intime, particulière à chacun, et dans le cadre d’un atelier de première année, j’ai envie de partir de la faiblesse de l’acteur, de sa capacité d’abandon et de lâcher prise. Fragilité de l’individu dans le groupe. Accepter de se laisser regarder, de laisser quelque chose d’inconnu apparaître. Travailler sur l’ensemble, physique, musical (ne pas séparer le corps du texte, le verbe du travail musical), construire une bienveillance du groupe à l’égard de chacun, tâcher de sortir des rapports de pouvoir et laisser la place à l’apparition d’une intuition créatrice.
Ici, il ne sera pas question d’établir un lien entre théâtre et musique, écriture et composition, de manière didactique. Le compositeur et pianiste Sébastien Gaxie interviendra avec moi pour nous apporter une connaissance profonde de l’œuvre de Schubert. Mais il s’agira moins de chanter, de reproduire une forme écrite et pensée pour des chanteurs, que d’accéder à l’intimité de la matière. Les lieder de Schubert ont cette caractéristique d’être à la fois virtuoses et simples, très évolués dans leur construction et accessibles à tous. Ce sont ces éléments que nous nous attacherons à retrouver, grâce à un travail musical, dans le texte et sa représentation scénique, j’oserai dire sa physicalité, ces mouvements que nous déploierons pour en trouver le souffle intérieur. Car ce texte met l’acteur à l’endroit précis de l’instrumentiste, qui maîtrise son instrument mais rentre à l’intérieur de la musique. Trouver l’espace nécessaire entre soi et le texte, pour laisser la place au spectateur de créer l’image, pour que de cette relation précaire et sensible puisse éclore une émotion qui ne soit pas de l’ordre de l’affectation, mais de la délivrance.
La thématique de la mélancolie, qui berce les refrains du chef-d’œuvre schubertien, est également largement reprise en peinture, et il sera intéressant, en s’inspirant de quelques œuvres, d’analyser comment, selon les époques, cette humeur n’est pas seulement synonyme de dépression ou de laisser-aller, mais source d’un mouvement créateur, d’une nécessité de rebondir et de sortir d’un état d’angoisse et d’attente pétrifiée.